▬ La Pénombre

La Pénombre.

« Dis voir, tu as entendu ? Moi oui. Moi j’ai entendu le patron en parler. Paraît qu’ils ‘ont retrouvé près du réservoir de vidange. Sa jambe droite, elle était inversée. Et son bras faisant le tour complet de sa gorge. »

Jim frémit rien que d’en parler et sa langue appuie chaque syllabe, animant le récit macabre de quelques notes assassines. Gerald lève à peine un œil de la chaîne de production, haussant une épaule douloureusement noueuse d’effort. Il fait claquer sa langue. « Pas étonnant, ça fait trois jours qu’on le voit plus. On arrêtait pas de lui dire de vérifier les lumières de l’atelier merde… » Un souffle d’agacement lui échappe des narines. « … Il risque plus de me rembourser les vingt-cinq dollars qu’il me doit maintenant… »



La Pénombre, la Grande sœur des pauvres, l’Affamée. Ka. C’était à l’origine un jeu de mot futile. Le préfixe orphelin de la grande « Katastrophe » Puis un sigle cabalistique qu’on retrouve parfois encore grossièrement peint sur les murs des bas quartiers.

Elle est inévitable, se manifeste inlassablement une fois la clarté vomitive du jour éteinte. Pour la tenir loin, tout est bon. Lampadaires, bougies, cierges et la sacro-sainte ampoule. Mais l’insidieuse est maligne, astucieuse, et il se pourrait bien qu’elle se trouve aussi dans le vent qui fait vaciller vos chandelles. Pour beaucoup, c’est une ombre, pour certain, un moyen de profit, pour d’autres fous, une Mère. Pour tous, une crainte bien réelle.

Elle ne possède ni forme définie, ni voix qu’elle n’ait pas empruntée, à vos proches ou vos voisins. Elle est une silhouette longiligne dont on ne devine que le sourire perpétuel au fond du couloir. Une mâchoire qui se referme sur les gorges. Une main caressante, parfois, sur le front d’un enfant.

La Pénombre prend. La Pénombre ne rend pas. Elle arrache, mâchonne, déchiquète. Laisse dans son sillage les cadavres des badauds qui n’ont pas trouver lumière à laquelle se bruler la nuit dernière. Ne savez-vous pas, pauvres fous, que (nom église) vous est pourtant toujours ouverte ? Que vous léchiez la poussière ou né avec une lanterne en argent dans la main. Pourtant, les victimes ne cessent d’être retrouvées, chaque matin, dans le fond des ruelles crasses, dans les chambres et même sur les toits.

Et parfois, si rarement et sans doute pour le mieux, Ka jette son dévolu sur un être. Un badaud à son goût, semblerait-il. Une âme prometteuse parmi le troupeau. Un mouton noir. Elle ramasse les perdus, les désespérés, les naufrages humains et leur embrasse le front. Milles promesses s’échappent alors de sa gueule rieuse.

La Pénombre n’offre rien à la légère, soyez-en certains. Toute maternité se paie, d’une façon ou d’une autre. Elle est une mère cruelle, jalouse et vorace. N’acceptera de ses enfants aucun pas de travers. Aucune plaine, si dans la rue on les chasse. Mais il faudrait être fou, pour céder à ses louanges charbonneuses. Restez dans la Lumière, n’écoutez pas la voix qui chuchote dans le fond du couloir.

La menace est réelle.

Filez sur le droit chemin.